Bonjour Anton,
Vous avez été contacté par la Résistance française en tant que ministre de la Culture en Suède ; nous avons besoin de votre aide et de celle des autres ministres de la Culture.
Il paraît étrange de parler de résistance alors que la France semble, en apparence du moins, bien se porter. Pourtant, la France n’est plus celle que l’on connaissait, celle de la patrie des droits de l’homme où l’on respirait la liberté que les autres pays jalousaient. Toujours bien présent à l’international, le gouvernement a l’intention de faire classer au patrimoine mondial de l’UNESCO certaines zones/régions de France où sont basés ces centres d’immersion afin d’en interdire la destruction. Habile dans la constitution des dossiers de candidature, je souhaite attirer votre attention sur les faux semblants de la France. Les bars ont fermé, les restaurants – s’ils sont encore ouverts, puisque la majorité ont été remplacés par des distributeurs intelligents – ne proposent plus que des créneaux de consommation individuelle de 15 minutes, les espaces de culture ne proposent plus que de la substance gouvernementale. Autour de nous, il n’y a plus que des écrans noirs. Les quelques formes d’art autorisées restent un art étatique. Contrôlé par l’Etat, l’art n’est plus que propagande. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut remonter 5 ans en arrière. Installez-vous convenablement dans votre siège, le récit risque d’être long.
Il y a 5 ans, le mandat présidentiel d’Hélène Penven a été écourté par un coup d'État organisé par le Commandement des opérations spéciales à la tête duquel nous retrouvons l’actuel Président, l’ancien général de corps d’armée Louis Torres, qui s’est lancé dans la carrière politique 6 ans avant le drame et a monté légitimement les grades en ralliant l’armée et des hommes politiques. Nous nous attendions au pire. Jamais la France n’avait été renversée de la sorte, bien évidemment les manifestations se sont multipliées sur tout le territoire français, devant l’Elysée mais également devant le château de Versailles complètement réhabilité pour accueillir la famille du Président ; l’incompréhension était totale. C’est dire la symbolique du geste, revenir là où le pouvoir a été renversé des siècles auparavant … Les premières années se sont écoulées doucereusement, ou plutôt sans que personne n’ose prendre une quelconque initiative, du moins, publiquement La politique de l’autruche a duré jusqu’en janvier 2056, l’année où le gouvernement français a laissé voir son premier pion d’un régime totalitaire basé sur la technologie de l’IA. Louis Torres était parvenu à créer l’organe idéologique souhaité : le Conseil d’experts idéologique pour le conseiller dans l’implémentation de son dogme. Des centres dans les métropoles et dans les espaces ruraux ont commencé à pousser comme des champignons ; aidés par l’imprimante 3D, les chantiers n’ont duré que 3 jours. Tout était très opaque, les premiers à y être envoyés furent les membres de l’ancien gouvernement et quelques rares activistes. La censure a tu l’ensemble de la sphère intellectuelle et artistique, les initiatives créatives étudiantes ont été matées, des rafles dans les appartements ont privé les Français de tout objet pouvant s’apparenter à de l’art et de tout moyen d’expression, tous les équipements ont été emportés et brûlés : les plaques photographiques pour nos écrans tridimensionnels, nos casques VR, les tableaux accrochés sur les murs de nos salons, les bibliothèques. La milice se déplaçait dans les rues pour bousculer toutes les personnes qui seraient restées 15 secondes – de trop – immobiles. La France est devenue extrêmement méfiante. Les espaces publics ont été rasés ; à la place, des colonnes ont été érigées tous les 50 centimètres de part et d’autre afin de dissuader par l’architecture urbaine les rassemblements.
Quelques jours plus tard, nous recevions une boîte contenant un casque VR, une carte de sauvegarde et une invitation – ou plutôt une obligation – à nous rendre dans un des centres. J’apprenais plus tard qu’il s’agissait d’un rite d’initiation où nous recevions tous un exemplaire de Thélème ainsi qu’un kit de bienvenue.
La résistance a d’abord commencé par des actions éparses avant de s’organiser autour d’un noyau dur de hackers formés dans les écoles spécialisées du régime destinées à développer le jeu. Avec les schémas officiels du jeu, nous avons pu détourner l’attention de l’Etat et construire un monde dans leur monde. De nombreuses portes d’entrée et de sortie ont été codées pour accéder à ce « monde libre » ; nous vous en dirons plus en temps voulu.
Pourquoi la Résistance ? Le gouvernement a créé un immense jeu vidéo, 100% immersif, dans un but de propagande, de brainwashing et de contrôle absolu de la population. Alors que “là-haut”, dans le monde réel, Louis Torres s’est entouré de ses plus proches fidèles promus au statut de fonctionnaire d’Etat qui ont été placés à des postes stratégiques - l’entretien des data center, à la tête des collectivités territoriales, … -, nous autres, les Français, tous suspects aux yeux du régime, sommes coincés dans un nouveau rythme ternaire : réveil - jeu vidéo - dodo. Nous nous réveillons, nous petit-déjeunons, nous nous habillons, nous nous branchons au jeu Thélème pour y travailler et avoir un revenu stable, nous ressortons pour déjeuner, puis nous y retournons pour terminer la journée avant de ressortir pour nous doucher et pour dormir. La journée reprend au même rythme le lendemain. La socialisation passe également par le jeu. Nos appartements dans le monde réel deviennent des lieux de passage, où l’on ne reste jamais. Tout transite dans le jeu. Les jeunes habitués à ces univers de gaming se sont laissés dupés, le gouvernement est venu nous chercher directement dans les lieux où nous pensions être le plus en sécurité.
Dans le monde réel, les lieux culturels traditionnels se sont vidés : cinémas, musées, galeries, théâtres, salles de concert, monuments historiques. L’apparent désamour de la jeunesse française vis-à-vis de la culture découle d’une réalité : la culture a souvent été le « pré carré » d’acteurs politiques qui souhaitaient imposer une vision de la culture complètement déphasée des envies des jeunes. Les jeux vidéo ont donné une nouvelle dimension aux politiques culturelles. Le jeu vidéo est le lieu par excellence de la jeunesse, c’est pourquoi nous, résistants, en avons fait notre champ de bataille.
Le jeu est trompeur sur un point : tout y est. Les rapports au milieu, au temps et à la distance sont exactement les mêmes que dans le monde réel. Les sensations sont reproduites à la perfection au moyen de capteurs multisensoriels : épidermiques ou chimiques, le chaud, le froid. On se sent faussement « en vie ». Les jeux vidéo ne sont plus un biais, mais sont devenus notre réalité. La société et ses rapports sont fidèlement reproduits : la carrière professionnelle et la famille. Les enfants sont fichés et sont envoyés dès l’âge de 3 ans dans des écoles « spécialisées », les seules qui existent aujourd’hui. L’éducation s’organise dans le jeu. Ils y ont cours jusqu’à l’âge de 18 ans.
La culture n'a pas échappé au processus de nationalisation généralisé : le régime de Torres investit énormément dans la culture mais c'est en réalité le tonneau des Danaïdes, ils investissent surtout dans la propagande. L'art est devenu avant tout politique. La culture est un outil de propagande qui sert à servir les intérêts du régime. Les seules librairies « officielles » encore ouvertes sont celles qui ont accepté de ne vendre que de la littérature gouvernementale, comme “La France au terme de son déclin” qui s’apparente au petit livre rouge du Président Mao avec les paroles canonisées de Louis Torres. Le gouvernement a mis radicalement fin à un des succès de l’organisation publique – la décentralisation – pour tout recentraliser : les collectivités territoriales perdent leur autonomie, et ne sont plus que des « régions satellites » soumises à la volonté du gouvernement central. Vous vous doutez sans doute que la création d’un tel jeu vidéo nécessite énormément d’investissement et ne peut venir de l’Etat lui-même, du moins pas tout seul. La France a collaboré pour cela avec un GAFAM, Facebook. Je ne la reconnais plus. Les citoyens sont trackés et classés suivant leur « score » ; la vie est régulée ici par un système de gamification malsain qui évalue le comportement des citoyens en donnant des « bons points » ou des « mauvais points ».
Nous, résistants, construisons notre propre univers pour matérialiser un idéal de “monde libre”. L’art crée des perspectives nouvelles. A défaut de voir l'État s’engager pour la culture et pour le progrès social, la jeunesse s’en saisit. Aujourd’hui, la jeunesse n’est plus uniquement consommatrice passive de culture mais en est devenue producteur. Nous vous transférons notre journal résistant Combat qui couvre l’actualité et résume nos actions en matière culturelle. Ce message s’autodétruira quand vous arriverez au bout de la lecture.
Comprenez que votre aide nous est essentielle. “La liberté n’est pas une utopie mais un art de vivre”, nous continuerons de résister.